Retraites : le vote du 8 juin sème la panique à l’Assemblée

Aurore Bergé, députée des Yvelines et présidente du groupe Renaissance, à l’Assemblée nationale, mai 2023. ©Purepolitique

Comment empêcher qu’une majorité de députés vote le 8 juin l’abrogation de la retraite à 64 ans ? La question taraude le sommet de l’État. Sur le papier, la proposition de loi qui porte cette mesure a de grandes chances d’être adoptée. Déposé par le groupe centriste Liot, dans le cadre de sa niche parlementaire, le texte fait consensus parmi les oppositions et une partie des députés LR. Si une majorité se dégageait contre la réforme, deux mois et demi après qu’elle a été adoptée sans vote, 49-3 oblige, ce serait un revers cinglant pour la majorité présidentielle.

L’exécutif, qui peine à refermer la page des retraites, se prendrait toute la bibliothèque sur le coin de la figure. Dimanche 14 mai, réunis à Matignon, les chefs de file du camp présidentiel ont donc passé en revue les parades. Le dépôt en masse d’amendements ? Difficile de recourir à une stratégie d’obstruction après l’avoir dénoncée chez La France insoumise. Les Français ne comprendraient pas. Le plus simple, se sont dits les ténors de la Macronie, c’est d’empêcher que la proposition de loi soit examinée. Et pour cela, il y a l’article 40 de la constitution. Le rayon paralysant. Que dit cet article ?

Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique.

Article 40 de la Constitution

Amputer les recettes de l’État

Autrement dit, les députés ne peuvent pas proposer des lois ou des amendements qui alourdissent le budget de l’État. Or justement, soutiennent les députés macronistes, c’est ce que fait le groupe Liot avec sa proposition de loi.

C’est une proposition de loi qui coûte en réalité 22 milliards et qui a passé la barrière de la recevabilité financière parce que c’est la coutume, sur les propositions de loi des parlementaires on ne fait pas barrière de l’article 40. Moi ça me pose un problème parce que si on accepte cette recevabilité-là, nous députés, moi ça me pose un problème en tant que député pas en tant que bureau de l’Assemblée nationale, si j’accepte cela. Ça veut dire que demain n’importe quel groupe peut déposer un texte à 100 milliards d’euros, à 50 milliards d’euros, à 20 milliards d’euros, à 30 milliards d’euros, et il n’y a aucun moyen de refuser la recevabilité de ce texte alors que ça engage les deniers de l’État sans compensation.

Bruno Millienne, député MoDem des Yvelines, Palais Bourbon

Eh oui, le report à 64 ans était censé rapporter une quinzaine de milliards. Bruno Millienne en rajoute sept pour faire bonne mesure, mais passons. Le raisonnement reste le même. Si l’on ne repousse pas l’âge de départ en retraite, soutient-il, on ampute les recettes de l’État. Pourtant, cet obstacle n’a pas été relevé par le bureau de l’Assemblée. Le 25 avril, il a jugé que le texte présenté par le groupe Liot était parfaitement recevable. Et ce pour une bonne raison.

« Gager »

Depuis les débuts de la Ve République, les parlementaires de tous bords ont recours à une astuce pour contourner l’article 40. Sinon, en effet, ils ne pourraient jamais proposer de lois. En face de chaque dépense entraînée par les mesures qu’ils veulent voir adopter, les députés mettent une recette équivalente. En gros, on va dépenser un million d’euros ici, mais on va gagner un million d’euros là. Résultat, le budget de la nation reste en équilibre. Dans le jargon de l’Assemblée, ça s’appelle « gager », mettre en gage une dépense.

Et la ficelle la plus utilisée, c’est l’augmentation des taxes sur le tabac. Qui pourrait être contre ? Ça, c’est pour rester dans les clous du droit constitutionnel. C’est un habillage juridique. En fait, la proposition de loi du groupe Liot s’en remet surtout à une conférence de financement qu’elle prévoit d’organiser avant le 31 décembre 2023. Cette conférence réunirait des représentants de l’État, les syndicats de salariés, les organisations d’employeurs et des personnalités qualifiées.

À charge ensuite pour le gouvernement de soumettre le résultat de ces travaux au Parlement. Et ce, avant le 31 juillet 2024. Sur le plan juridique, la proposition de loi est en béton. Il est vrai que son principal artisan, le député Charles de Courson, a derrière lui une trentaine d’années de mandat. C’est même le plus ancien député de l’Assemblée nationale.

La méchante de service

Il n’empêche. Mardi 16 mai, lors de la conférence des présidents de groupe, les députés du groupe Renaissance ont exigé la convocation d’une nouvelle réunion du bureau de l’Assemblée afin de déclarer la proposition de loi irrecevable. 

Toutefois, ils se sont heurtés à un mur. Pourtant encartée à Renaissance, Yaël Braun-Pivet, la présidente de l’Assemblée nationale, a refusé d’accéder à leur demande. D’abord parce que le bureau de l’Assemblée n’a pas pour habitude de revenir sur ses décisions. Ensuite parce que Yaël Braun-Pivet en a marre de jouer la méchante de service. C’est un secret de polichinelle, la présidente de l’Assemblée se voit un destin national. Elle ne veut pas hypothéquer son avenir en trempant dans une tambouille par trop partisane. Ça, c’était mardi 16 mai en fin de matinée. On croyait l’affaire réglée.

Cette perspective d’obstruction par le recours à l’article 40 qui était quand même une très grosse ficelle, s’éloigne puisque la présidente de l’Assemblée nationale a rappelé ce matin qu’à la lecture du règlement intérieur, il n’y avait pas lieu de revenir sur le principe de l’examen de notre projet de loi en soutenant l’irrecevabilité dans le cadre de l’article 40. Mais il y a beaucoup d‘autres possibilités de faire obstruction à ce texte : en déposant beaucoup d’amendements, en parlant longuement et en faisant en sorte qu’on n’ait pas le temps d’arriver au vote à la fin de la journée. J’espère vraiment que ce ne sera pas le cas parce que sinon ça ouvre une grave crise politique dans notre pays.

Bertrand Pancher, député de la Meuse et président du groupe parlementaire Liot, Palais Bourbon

Obstination de la majorité relative

C’était sans compter sur l’obstination de la majorité relative. Éconduits par la présidente, les trois groupes qui la composent, Renaissance, MoDem et Horizons, convoquent une conférence de presse. Ils réclament un nouveau contrôle de la recevabilité de la proposition de loi. Le règlement intérieur de l’Assemblée leur en donne le droit.

Rien n’empêche que ce contrôle soit exercé maintenant. C’est d’ailleurs très clairement écrit dans notre règlement intérieur, c’est l’article 89-4 de notre règlement intérieur, qui permet à tout député, pas un groupe, tout député, de saisir soit le président de la commission des Finances ou, et c’est bien écrit, ou le rapporteur général de la commission des Finances s’il y a un doute sur la recevabilité financière d’une disposition, d’une proposition de loi ou d’un amendement.

Aurore Bergé, députée des Yvelines et présidente du groupe Renaissance, Assemblée nationale

Formulation ambiguë

Alors que dit cet article 89-4 ?

L’irrecevabilité est appréciée par le président ou le rapporteur général de la commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire ou un membre de son bureau désigné à cet effet.

Article 89-4 du Règlement de l’Assemblée nationale

C’est ici que les subtilités du règlement de l’Assemblée nationale rejoignent la tactique politique. Soyez attentifs, vous ne serez pas déçus. Le président de la commission des Finances, c’est le député insoumis Éric Coquerel. Le rapporteur, c’est Jean-René Cazeneuve, député Renaissance du Gers. Pas besoin d’être grand clerc pour deviner que l’appréciation sur la recevabilité de la proposition de loi du groupe Liot sera différente selon que l’on s’adresse au premier ou au second.

Les députés peuvent-ils vraiment choisir de saisir Jean-René Cazeneuve plutôt qu’Éric Coquerel ? La formulation de l’article 89-4 est un peu ambiguë.

L’usage prévaut

Dans ce genre de situation, c’est l’usage qui prévaut. Écoutez Éric Coquerel :

La semaine dernière, il y a eu une tentative en commission des Finances de jouer sur cette formulation un peu ambiguë. Mais très franchement, je pense qu’ils n’iront même pas jusqu’au bout de cet essai parce que là c’est… ça serait contraire à la loi. Par exemple, il n’y a pas un moment, à ma connaissance, je crois qu’il y a eu un précédent, un président de la commission des Finances qui était malade ou en voyage, qui a délégué. Moi toutes les semaines on me demande de juger de l’article 40. Les gens ne choisissent pas entre moi ou le rapporteur. Vous voyez bien le problème. Ça n’existe pas sauf dans l’esprit de certains dans la majorité qui pensent qu’on peut contourner comme ça les règles et les lois.

Éric Coquerel, député LFI-Nupes de Seine-Saint-Denis et président de la commission des Finances, Palais Bourbon

Charles de Courson va dans le même sens.

Le rapporteur général du budget a essayé au bureau de la commission des Finances, considéré qu’il était tout aussi compétent que le président de la commission des Finances pour apprécier la recevabilité financière d’une proposition de loi. On lui a fait observer que le règlement intérieur ne dit pas cela. Que seul le président de la commission des Finances a ce pouvoir. Il peut le déléguer, soit au rapporteur général soit à un membre du bureau. Il ne délègue pas. Et à l’unanimité, d’ailleurs, des membres, des représentants des groupes de l’opposition. Et au sein de la minorité présidentielle, la défense était modérée.

Charles de Courson, député Liot de la Marne, Palais Bourbon

Créativité d’Aurore Bergé

Mais il en faut davantage pour stopper la créativité d’Aurore Bergé. Si le président de la commission des Finances et le rapporteur ne sont pas d’accord, explique-t-elle, il suffit de convoquer une nouvelle réunion du bureau de l’Assemblée. Malin !

Il y a des possibilités qui le disent, je vous le dis : saisine par les députés, soit du président de la commission des finances ou du rapporteur général, c’est comme cela que c’est écrit dans notre règlement intérieur, soit possibilité de réunir le bureau de l’Assemblée nationale si jamais il y avait un conflit entre eux, c’est l’article 13 et 14 de notre règlement intérieur.

Aurore Bergé, Assemblée nationale

Aurore Bergé cite les articles 13 et 14 du règlement. Pure Politique n’a rien lu qui ressemble à ce qu’elle décrit. Il y a juste une formulation très générale. Bref, l’argumentation du camp présidentiel repose sur une lecture abusive, pour ne pas dire erronée de la Constitution et du règlement intérieur. Ça sent la panique générale.

La navette peut s’éterniser

D’ailleurs, Aurore Bergé croit si peu à ce qu’elle raconte qu’elle préfère avancer un autre argument :

Ils ne peuvent pas, là aussi, venir devant les Français en disant : si jamais il y a un vote le 8 juin prochain et que ce texte est adopté ça y est, de facto, la réforme est abrogée. C’est faux, c’est faux. Ça veut dire qu’il faut ensuite que le texte aille au Sénat. Sénat où il n’y a pas de majorité puisque le Sénat a voté, lui, et à plusieurs reprises, pour notre projet sur les retraites. Et donc ça veut dire que ce n’est pas deux lectures, trois lectures, quatre lectures, c’est une course infinie qu’on peut avoir. Dix, vingt, trente, cinquante, soixante, mille lectures, parce qu’il n’y aura pas de commission mixte paritaire convoquée.

Aurore Bergé, Assemblée nationale

Là, pour le coup, la présidente du groupe Renaissance a raison. La Constitution dit bien que la désignation d’une commission mixte paritaire (sept députés, sept sénateurs) est à la discrétion des présidents des deux assemblées, Gérard Larcher, sénateur LR, et Yaël Braun-Pivet, députée Renaissance. On imagine qu’ils ne vont pas se précipiter pour faire adopter un texte qui abroge la réforme des retraites. Et s’ils ne convoquent pas de commission mixte paritaire, la navette peut s’éterniser. Disons-le tout de suite, ça ne s’est jamais produit dans l’histoire de la République.

Faire parler le Conseil constitutionnel

Mais, pour Aurore Bergé, il s’agit de faire peur à l’opinion. En l’occurrence, le scénario qu’elle évoque risque de provoquer l’effet inverse. Imaginez que tous les trois mois ou tous les six mois revienne à l’Assemblée un texte proposant d’abroger le report de l’âge de départ à 64 ans. Exactement comme le sparadrap du capitaine Haddock dans les aventures de Tintin, celui dont il ne parvient jamais à se débarrasser. Ce serait le cauchemar absolu pour le gouvernement et les partis qui le soutiennent. Politiquement, ce serait intenable. 

Alors, en désespoir de cause, le camp macroniste fait parler le Conseil constitutionnel avant même que celui-ci ne soit saisi.

Monsieur de Courson, trente ans de mandat parlementaire au compteur, ne peut pas ignorer que jamais ce texte n’aboutira eu égard à son inconstitutionnalité. C’est-à-dire qu’on est en train de vendre du rêve aux Français. On est en train de leur raconter des bobards. On est en train de leur mentir parce que ce texte ne sera qu’un spectacle, qu’un triste théâtre, qui va une fois de plus nuire à la représentation nationale.

Laurent Marcangeli, député de Corse-du-Sud et président du groupe Horizons, Assemblée nationale

Coup de force institutionnel

En gros, le message est le suivant : pas la peine d’examiner cette proposition, elle va être retoquée même si elle est adoptée. À ce compte-là, ce n’est même plus la peine de débattre. On peut supprimer l’opposition, le Parlement et, tant qu’on y est, la République. En fin de journée, mardi, la Première ministre, Élisabeth Borne, a mis son poids dans la balance. Estimant inconstitutionnelle la proposition de loi du groupe Liot, elle l’a qualifiée de « miroir aux alouettes ». En gros « madame 49-3 » nous explique que se prononcer sur une mesure jamais votée par l’Assemblée nationale, c’est un piège pour les gogos. On atteint des sommets.

Il ne faut pas s’y tromper : les macronistes envisagent un coup de force institutionnel. Parce que c’est tout simplement la suite du quinquennat qui se joue le 8 juin, si la proposition de loi du groupe Liot venait à être adoptée. Comment, après un tel désaveu, le président de la République pourrait-il continuer à faire passer ses réformes ? Il ne lui resterait qu’une solution : dissoudre l’Assemblée nationale. Avec le risque de se retrouver contraint de cohabiter avec une Première ministre qui n’est pas de son camp.

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