Lundi 11 décembre, l’Assemblée nationale commencera l’examen dans l’hémicycle du projet de loi sur l’immigration. Ce sera la 19e loi sur le sujet depuis 1996, soit une loi tous les dix-huit mois. Presque autant que les lois antiterroristes, on en dénombre plus d’une vingtaine depuis 1986.
À se demander comment députés et sénateurs trouvent le temps de voter le reste. Mais d’abord, pourquoi fallait-il une nouvelle loi ?
Parce qu’il n’y a pas un député à l’Assemblée nationale qui ne rencontre pas des Françaises et des Français qui chaque semaine lui demandent d’agir sur la question de la politique d’immigration. Et on voit bien qu’il y a aujourd’hui dans notre dispositif global des lacunes notamment pour les étrangers délinquants qu’on doit pouvoir expulser plus facilement.
Pieyre-Alexandre Anglade, député Renaissance des Français établis hors de France, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Pas une priorité
C’est curieux, les enquêtes d’opinion ne disent pas tout à fait la même chose. Prenons l’édition 2023 de Fractures française, l’enquête annuelle réalisée par l’IPSOS pour Le Monde, la Fondation Jean Jaurès, le Cevipof et l’Institut Montaigne. Du sérieux. Le sondage a été réalisé en septembre de cette année. L’évolution de l’immigration ne vient qu’en troisième position à égalité avec l’avenir du système social. Et surtout loin derrière le pouvoir d’achat et la protection de l’environnement. Autrement dit, l’immigration fait partie des inquiétudes de l’opinion sans pour autant être une priorité.
C’est donc qu’il se joue autre chose dans cette bataille législative. Et pour le savoir, il suffit de tendre le micro à Pieyre-Alexandre Anglade.
Quel député du groupe les Républicains pourrait s’opposer à plus de fermeté et quel député notamment du Parti socialiste pourrait s’opposer à la régularisation dans les métiers en tension ?
Pieyre-Alexandre Anglade, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Casser la droite
L’objectif est donc de casser la droite et, accessoirement, de fragmenter la gauche. Casser la droite comment ? Depuis la réélection d’Emmanuel Macron, les Républicains se sont transformés en béquille du gouvernement. Au point qu’ils ont perdu leur identité. L’immigration est le dernier marqueur qui leur permet de se distinguer des macronistes et de retenir leurs électeurs, du moins l’espèrent-ils.
S’ils votent le projet de loi du gouvernement, qui prévoit la régularisation des travailleurs sans-papiers dans les filières en tension, ils cessent d’être un parti d’opposition. Mais s’ils votent contre, ils basculent dans la surenchère avec le Rassemblement national. C’est d’ailleurs ce qui est en train de se passer. Mercredi, Éric Ciotti, a annoncé que son groupe voterait contre le projet de loi car le texte n’allait pas assez loin.
Je le dis très clairement, et nous le disons, et nous le dirons tous ensemble : nous ne serons pas les complices de cet échec annoncé. Nous ne voterons pas le texte du projet de loi tel qu’il a été adopté par la commission des lois. Ce n’est pas en votant un texte impuissant que nous redonnerons aux Français l’espérance de lendemains meilleurs et de réponse adaptée. Au contraire, en votant une petite loi, sans avenir, sans ambition, nous condamnons quelque part nos compatriotes à la désespérance et l’action politique à une crise de confiance redoublée.
Éric Ciotti, député des Alpes-Maritimes et président du parti Les Républicains, images des Républicains, 6 décembre 2023
Griefs des Républicains
Mardi, à l’Assemblée, Olivier Marleix récapitulait les griefs des Républicains contre la version du projet de loi adoptée samedi 2 décembre en commission des lois.
Pas moins de 31 articles, sur les 97, ont été supprimés, d’autres ont été totalement vidés de leur sens. Un détricotage en règle, on ne pouvait pas faire mieux et évidemment le sujet qui reste vraiment pour nous le sujet le plus… d’opposition la plus radicale, c’est la question de la régularisation. On est revenu à une version initiale de l’article 3. On ouvre les vannes très grand et le gouvernement, la majorité, est même allé jusqu’à dire que le dispositif il pourra fonctionner jusqu’en 2028. C’est-à-dire qu’un étranger, en Guinée qui regarderait France 24 et qui a pour attente de savoir que la loi Darmanin va être votée, il a tout son temps pour venir en France, il remplira encore la condition des trois ans d’ici fin 2028 s’il n’arrive que dans un an. C’est absolument invraisemblable.
Olivier Marleix, député d’Eure-et-Loir et président du groupe parlementaire LR, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Que vient faire la Guinée-Conakry dans cette histoire ? Eh bien, il se trouve que France 24 et RFI touchent chaque semaine 62 % de la population de ce pays d’Afrique de l’Ouest. Si l’on comprend bien Olivier Marleix, ce succès de la francophonie fonctionnerait comme une invitation au voyage… On en est là.
Proximité idéologique
Le Rassemblement national ne dit pas autre chose :
Aujourd’hui, avec les éléments… la loi pardon qui est sortie de la Commission des lois, on va évidemment voter contre. C’est une loi pour l’immigration, qui crée une nouvelle filiale d’immigration, qui facilite celle-ci avec un vague chantage à l’autorité mais je ne vois pas en quoi pour renforcer quelques mesures d’autorité il faudrait ouvrir grandes les vannes de l’immigration légale et de… comment dire… légaliser l’immigration illégale. Comment voulez-vous que la France se fasse respecter à l’international et sur son sol si on récompense des gens qui ont enfreint la loi en rentrant de manière clandestine sur le territoire ou en demeurant de manière clandestine sur le territoire ? Tant qu’en France on aura des dirigeants politiques qui ne font pas de différence entre le légal et l’illégal, qui valorisent ou qui récompense la transgression de la loi et non pas ceux qui respectent nos valeurs et nos règles, on ne pourra pas faire respecter la France. C’est sûr qu’avec Marine Le Pen et Jordan Bardella on fera respecter la loi française et les valeurs françaises et on ne récompensera pas les clandestins pour avoir enfreint la loi, même s’ils ont pu travailler.
Jean-Philippe Tanguy, député RN de la Somme, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
C’est bien cette proximité idéologique entre la droite et l’extrême droite qui constitue le fait nouveau de la séquence. Le Rassemblement national est en train de gagner la bataille culturelle qui précède souvent la victoire politique, comme l’écrivait en son temps le philosophe Antonio Gramsci.
À l’unisson
Nous sommes inquiets, préoccupés, heurtés, par ce glissement qui se voit dans le texte mais qui se voit aussi dans tous les discours qui entourent ce texte. Voyez combien la droite sur cette question se vautre pour copier aujourd’hui le programme frontiste. Et voyons combien les membres du gouvernement, de la majorité ici à l’Assemblée nationale, plutôt que de poser une sorte de cordon sanitaire face à ces idées abjectes quelque part au gré des articles, valident au fur et à mesure l’idée d’une submersion migratoire qui n’a aucun fondement, l’idée d’un appel d’air qui n’a, non plus, aucun fondement. Et nous je crois députés GDR, mais avec les députés de gauche, nous voulons nous opposer à tout prix à ce que l’Assemblée nationale puisse être une caisse de résonance de ces discours haineux.
Elsa Faucillon, députée GDR des Hauts-de-Seine, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
La France insoumise est à l’unisson.
Il y a vraiment une ourse à l’échalote entre la droite et l’extrême droite, mais qui a été rendue possible par le gouvernement puisque c’est le gouvernement qui a déposé ce texte qui était complètement inutile puisque c’était déjà le 29e depuis pas mal de temps. Le gouvernement a donné l’occasion à la droite et à l’extrême droite d’exprimer toute leur xénophobie, tout le racisme, dans le contexte actuel.
Andrée Taurinya, députée LFI de la Loire, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Toilettage post-sénatorial
En commission des lois, les députés ont rétabli l’Aide médicale d’État que les sénateurs avaient remplacé par une aide médicale d’urgence, qui réduisait le panier de soins à une peau de chagrin. Ils ont encore supprimé le délit de séjour irrégulier et rétabli le droit du sol. Enfin, ils sont revenus – partiellement – sur le durcissement du regroupement familial, de l’accès à l’hébergement d’urgence, ou du déclenchement de certaines prestations sociales. Ce toilettage post-sénatorial fait-il du projet de loi un texte acceptable ?
Le texte qui sort de la Commission est un texte d’une dureté sans précédent, un texte qui nourrit tous les fantasmes de la droite et de l’extrême droite, un texte qui a donné quitus aux LR sénatoriaux et aux LR de l’Assemblée nationale, qui font par exemple des Algériens un bouc-émissaire, des étrangers de manière générale une menace et qui refusent de voir la réalité en face, celle de ces milliers de travailleurs et de travailleuses qui vont avoir des conditions de séjour qui seront durcies et malheureusement un accueil qui sera rendu encore plus compliqué.
Arthur Delaporte, député PS-Nupes du Calvados, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Incurie des pouvoirs publics
Quant aux régularisations dénoncées par la droite et l’extrême droite, les choses sont loin d’être claires.
On nous avait promis humanité et fermeté, on a indignité et pagaille. C‘est ça le résultat de la non politique du gouvernement d’Emmanuel Macron. Lacérer des tentes, enfermer des mineurs quitte à se faire condamner par la Cour européenne de justice, et ne pas régulariser, et voire même fabriquer des sans papiers. On était lundi dernier à Boulogne chez un restaurateur qui nous explique qu’il a un salarié qui fait parfaitement le job, qui est régulier, qui paie des impôts, qui a des enfants scolarisés, et faute de rendez-vous, parce que la préfecture a trop tardé, la personne se retrouve sans papiers. Il n’a rien fait, innocent de tout, il remplit son boulot et il devient sans papiers. Et évidemment, pour le restaurateur, c’est un dilemme pas possible : garder un salarié qui fait son boulot ou licencier parce que la préfecture n’a pas fait son travail. Le ministre de l’Intérieur a reconnu une incurie administrative. Il faut bien voir que l’absence d’accueil, ce n’est pas une crise migratoire, c’est une crise de l’accueil, et l’absence d’organisation des pouvoirs publics confine à la pagaille dans les préfectures mais aussi dans les tribunaux administratifs.
Julien Bayou, député écologiste-Nupes de Paris, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Cette incurie des pouvoirs publics arrange bien le gouvernement, car le bloc présidentiel tente désespérément de débaucher des députés LR.
LR « constructifs »
Justement, dix-sept d’entre eux dans un appel publié par La Tribune, fin novembre, ont laissé entendre qu’ils pourraient s’abstenir, voire voter le projet de loi.
Nous aborderons l’examen de ce texte dans un esprit aussi vigilant que constructif pour parvenir à un point d’équilibre qui serve l’intérêt des Français.
La Tribune, 25 novembre 2023
Pour se mettre dans la poche ces « constructifs », le gouvernement a tout intérêt à conserver un flou artistique sur les régularisations. L’éventuel ralliement de dix-sept députés LR peut-il permettre l’adoption du projet de loi sur l’immigration ? Il manque aujourd’hui une poignée de voix au gouvernement pour faire passer le projet de loi, une quinzaine selon les plus pessimistes.
Mais il y a des optimistes. Ces derniers pronostiquent l’adoption du texte avec deux ou trois voix d’avance. Ce qui permettrait au gouvernement de pousser un grand soupir de soulagement.
Renouer avec un semblant de démocratie
En effet, l’exécutif veut éviter à tout prix de recourir à l’article 49-3. Le plus important dans cette bataille législative sur l’immigration, c’est la façon dont elle sera gagnée. Le macronisme a besoin de se relancer. Après vingt recours au 49-3, il lui faut absolument renouer avec un semblant de démocratie. Et donc un vote en bonne et due forme des députés. Des fois que les Français en viendraient à penser que le fonctionnement de la République s’apparente à un coup d’État permanent comme François Mitterrand l’avait si justement diagnostiqué il y a presque soixante ans.
D’ailleurs, même si l’exécutif voulait engager sa responsabilité pour la 21e fois dans cette mandature, il n’est pas certain qu’il puisse le faire. Le Conseil constitutionnel doit dire, avant le 16 décembre, si le gouvernement a grillé ou non l’unique recours au 49-3 auquel il a droit pour cette session parlementaire. Si le gouvernement ne pouvait pas utiliser son joker législatif, tous les scénarios deviendraient envisageables, y compris celui de la méga branlée au moment du vote.
Faire du Coca Zéro
Pour conjurer le spectre de la défaite en rase campagne, l’exécutif compte sur les voix du groupe Liot. Mais voilà, pour séduire ces centristes, il faut raboter les mesures qui pourraient séduire les constructifs de LR. En gros, il faut faire du Coca Zéro. Un truc qui a le goût du Coca-Cola, mais sans sucre. Pas sûr que les uns et les autres se laissent abuser. Le « en même temps » macronien a ses limites.
Dans notre groupe, on a un équilibre, on a un équilibre qui est de dire : on doit être beaucoup plus dur avec les personnes qui ne respectent pas l’ordre public et les principes républicains. C’est extrêmement important pour nous, ils n’ont pas leur place lorsqu’ils sont étrangers en situation irrégulière ils n’ont pas leur place sur le territoire français, néanmoins on ne doit pas ces travailleurs immigrés qui travaillent depuis un certain nombre d’années, qui paient des impôts, et qui ont une situation extrêmement délicate. Et c’est dans cet équilibre que notre groupe s’est positionné pendant une semaine. Et c’est pour ça, c’est important de le dire, que notre vote n’est pas acquis encore pour l’hémicycle.
Christophe Naegelen, député Liot des Vosges, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Hypothèse de l’abstention communiste
La surprise pourrait peut-être venir des bancs communistes.
Le texte qui revient dans l’hémicycle est à peu près celui qui avait été présenté par le gouvernement. Ce que nous voulons nous c’est l’améliorer, s’il est améliorable.
Vous pourriez vous abstenir ?
On verra monsieur Bourdin. Moi je n’aime pas dire…
Aujourd’hui, vous ne me dites pas : « Nous voterons contre » ?
Et je ne vous dis pas qu’on pourrait s’abstenir.
Fabien Roussel, député du Nord et secrétaire national du Parti communiste, Sud Radio, 5 décembre 2023
Cette hypothèse de l’abstention a été catégoriquement balayée quelques heures plus tard par Elsa Faucillon.
Nous avons eu une discussion en réunion de groupe aujourd’hui pour faire le point justement après l’examen du texte en commission des lois et je veux dire que tous les députés du groupe sont absolument déterminés contre ce texte.
Elsa Faucillon, Assemblée nationale, 5 décembre 2023
Retour de la Nupes
Au chapitre des effets inattendus de ce projet de loi, il faut souligner le retour de la Nupes. Une Nupes sans Jean-Luc Mélenchon, ni Fabien Roussel d’ailleurs. Jeudi 7 décembre au soir se tient à Saint-Ouen un meeting unitaire contre le projet de loi. À l’affiche, Olivier Faure, le premier secrétaire du PS, les élus communistes Elsa Faucillon et Fabien Gay, la patronne des députés écologistes Cyrielle Chatelain et le sénateur Yannick Jadot. Sans oublier les insoumises en rupture de ban, Raquel Garrido et Clémentine Autain.
Une hirondelle ne fait pas le printemps, on est bien d’accord. Mais dans son histoire, la gauche s’est souvent retrouvée dans le combat. Un peu d’optimisme ne fait pas de mal par les temps qui courent.
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