Il y a toujours eu, chez Emmanuel Macron, une étonnante faculté à nier le réel. Comme ces garnements surpris le doigt dans le pot de confiture et qui soutiennent que c’est le pot de confiture qui s’est jeté sur leur main. Ce talent s’est encore déployé mercredi 20 décembre dans l’émission « C à vous » sur France 5. Le président était interrogé sur la loi immigration, votée mardi 19 décembre au terme d’un feuilleton de 48 heures riche en rebondissements.
Ce n’est pas une victoire idéologique pour le RN ?
Non. C’est une manœuvre de garçon de bain du Rassemblement national. […] C’est une manœuvre grossière pour nous dire : « Au fond c’était mon texte on l’a emporté parce que c’était dans la confusion. » Mais c’est faux.
Emmanuel Macron, président de la République, « C à vous », France 5, 20 décembre 2023
« Avancée idéologique »
Marine Le Pen se serait donc indûment approprié la paternité de ce projet de loi.
On peut tout de même se réjouir d’une avancée idéologique, d’une victoire, même, idéologique du Rassemblement national puisque est inscrite, maintenant, dans cette loi, la priorité nationale. C’est-à-dire l’avantage donné aux Français par rapport aux étrangers présents sur notre territoire dans l’accès à un certain nombre de prestations. […] Je ne vois pas comment demain les élus de la majorité, et le président de la République en tête, pourra venir nous reprocher de défendre la priorité nationale puisque ils intègrent l’idée qu’elle peut être appliquée. Encore une fois, il la pique à minima, mais sur le principe ce concept est validé.
Marine Le Pen, députée du Pas-de-Calais et présidente du groupe parlementaire RN, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
À croire que la présidente du Rassemblement national anticipait la posture du chef de l’État. N’en déplaise à Emmanuel Macron, ils sont pourtant nombreux, dans son propre camp, à avoir vu, mardi soir, dans le texte qui leur était soumis, un large emprunt au programme du Rassemblement national. Une hallucination collective sans doute.
Défections de poids lourds
Jugez plutôt : 59 des 251 députés appartenant au bloc présidentiel – Renaissance, MoDem, Horizons – se sont abstenus ou ont voté contre le projet de loi immigration revu et corrigé par la commission mixte paritaire, soit pas loin d’un quart des troupes présidentielles.
Et parmi ceux qui ont fait défection, il y a quelques poids lourds : le président de la commission des lois, le député Renaissance Sacha Houlié, a voté contre, l’ancien président du groupe Renaissance, Gilles Le Gendre, a également voté contre. Quant au président du groupe MoDem, Jean-Paul Mattei, il s’est abstenu. Le ministre de la santé Aurélien Rousseau a démissionné, ne voulant pas assumer l’exécution des dispositions prévues par la nouvelle loi. En effet, celle-ci établit une discrimination entre les travailleurs français et les travailleurs étrangers dans l’accès aux prestations sociales.
« C’est aussi l’Américain, le Britannique, l’immigré européen »
Ils sont en train de mettre en place la préférence nationale. C’est-à-dire que des gens qui cotisent, qui paient leurs impôts, n’auront pas les mêmes droits que les autres. Est-ce que vous trouvez ça normal ? C’est absolument fou. Et là vous avez des Français qui se diront : « Mais c’est pas grave, c’est le migrant qu’on voit arriver sur sa barque venue par la Méditerranée. » Mais ce n’est pas seulement celui-là, et ce serait déjà trop que ce soit celui-là. C’est aussi l’Américain, c’est aussi le Britannique, c’est aussi l’immigré européen. Et vous aurez des conséquences pour tous les Français qui vivent à l’étranger, parce qu’il y a des accords de réciprocité. Tous ces Français se verront à leur tour privés de droits alors même que, eux, travaillent à l’étranger, paient des impôts à l’étranger, cotisent à l’étranger. On est en train de vivre un moment de chamboule-tout dont nous n’avons pas fini de percevoir les conséquences.
Olivier Faure, député de Seine-et-Marne et secrétaire national du Parti socialiste, Assemblée nationale, 18 décembre 2023
« C’est Olivier Faure, c’est un socialiste », diront certains en haussant les épaules. Très bien. Écoutez ce que disaient, avant le vote, deux députés Renaissance sur la proposition de différer l’accès des étrangers à l’Aide personnalisée au logement. Une revendication d’Éric Ciotti, empruntée au programme du Rassemblement national. Elle a d’ailleurs failli faire capoter la conclusion d’un accord au sein de la commission paritaire mixte.
« Un petit peu dans l’excès »
Quand quelqu’un vient dans notre pays pour dire « je viens pour travailler », il fait toutes les démarches, il a respecté toutes les règles, pourquoi on devrait conditionner certains accès alors qu’il paie des cotisations sociales, il va payer des impôts, il va travailler, il va faire tout ce qu’il faut pour s’intégrer et on lui dit « c’est sympa de vouloir t’intégrer mais en fait on ne te donnera rien. »
Ludovic Mendes, député Renaissance de Moselle, Assemblée nationale, 18 décembre 2023
Conditionner l’attribution des APL au travail, oui, on peut en discuter. Conditionner les APL à la couleur de passeport, je crois que là on est un petit peu dans l’excès et on déborde très largement du cadre de projet de loi immigration qui nous a été proposé.
Guillaume Kasbarian, député Renaissance d’Eure-et-Loir et président de la commission des Affaires économiques, Assemblée nationale, 18 décembre 2023
Ces deux députés qui se montrent critiques ont pourtant voté le projet de loi. Les pressions de l’exécutif ont été intenses : appels téléphoniques, convocations à Matignon, menaces d’exclusion…
« Surprenante docilité »
Au point que les représentants du Rassemblement national qui siégeaient dans la commission paritaire mixte ont été eux-mêmes surpris. Écoutez cette confidence recueillie dans la nuit de lundi à mardi.
Vous faire part, oui, de notre étonnement quant à la surprenante docilité de cette Macronie qui aujourd’hui vient accepter des dispositions qu’elle a rejeté avec véhémence il y a quinze jours. Alors on peut s’étonner de cet exercice de contorsion. Ou alors on peut supposer qu’ils ont été rappelés à l’ordre par l’exécutif. Ou alors qu’ils ont tout simplement peur de s’engager dans une crise politique qui pourrait conduire à une dissolution de l’Assemblée nationale.
Edwige Diaz, députée RN de Gironde et suppléante de la CMP loi immigration, Assemblée nationale, 18 décembre 2023
« Majorité large »
Ce projet de loi sur l’immigration aurait-il pu être adopté sans le renfort des voix du Rassemblement national ? Pour Gérald Darmanin, ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
La majorité était large et même si on retire les voix du Rassemblement national, très large.
Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
Une affirmation qui provoque la colère de Jean-Philippe Tanguy, l’un des porte-parole du Rassemblement national.
Il n’y avait pas de majorité aujourd’hui suffisante entre le vote des Républicains et le vote des macronistes pour faire passer ce texte sans le Rassemblement national. Jusqu’au bout, monsieur Darmanin a menti, puisqu’il a dit devant les Français qu’il n’avait pas besoin des votes du Rassemblement national. C’était faux.
Jean-Philippe Tanguy, député RN de la Somme, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
Le RN a permis l’adoption
Qui a raison ? Reprenons les résultats du vote de mardi soir. 349 députés se sont prononcés pour le texte qui leur était soumis. Et 186 contre. Les 88 députés du RN ont voté « pour ». S’ils s’étaient abstenus, le résultat aurait été le suivant : 261 voix en faveur du « pour » et 186 en faveur du « contre ». Le projet de loi aurait quand même été adopté. C’est la lecture défendue par Gérald Darmanin.
En revanche, si les élus RN avaient voté « contre » le texte rédigé par la commission mixte paritaire, alors celui-ci aurait été rejeté par 274 voix « contre ». Dans cette dernière hypothèse, en effet, le « pour » n’aurait recueilli que 261 voix. Par conséquent, c’est bien la décision du Rassemblement national de ne pas s’opposer au projet de loi qui a permis l’adoption de celui-ci.
Mais Gérald Darmanin n’était pas le seul à revendiquer la victoire, mardi soir.
Surenchère entre LR et le RN
C’est notre texte, tous ceux qui se sont rangés derrière nous c’est eux qui font un pas. Nous, nous sommes dans la cohérence de ce que nous avons toujours fait, toujours dit, toujours écrit, toujours soutenu. Nous n’avons pas à regarder ce qu’il se passe à côté. Nous sommes les seuls à avoir pu imposer ce texte.
Éric Ciotti, député des Alpes-Maritimes et président du parti Les Républicains, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
La dernière phrase du président des Républicains est importante. Éric Ciotti dit clairement que ce qui sépare désormais les Républicains du Rassemblement national, c’est la compétence dans la mise en œuvre des mesures du programme lepéniste. Sous-entendu « votez pour nous car Marine Le Pen joue toujours en division amateurs ». Dans cette surenchère qui s’est installée entre LR et le RN, Éric Ciotti n’est pas au bout de ses peines. Car Marine Le Pen ne compte pas s’en tenir à cette première victoire.
Comme j’ai eu l’occasion de le dire à mes députés ce matin, lorsque vous voulez aller de Paris à Brest et que vous êtes au péage de Jouy-en-Josas c’est qu’à priori vous êtes sur la bonne route mais il reste encore beaucoup de route à faire.
Marine Le Pen, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
Écœurement à gauche
À gauche, l’écœurement est général.
Sur nos épaules, à nous, les Écologistes, la gauche repose aussi le poids d’une digue républicaine à reconstruire. Des élus de la majorité présidentielle n’ont pas voulu sombrer avec le navire macroniste et nous les en félicitons, nous les en remercions, non pas pour nous-mêmes, non pas pour le combat que nous menions, mais pour ce que cela veut dire pour la République dans un jour qui est extrêmement sombre. Rendez-vous compte : dans l’histoire de notre République un texte sur la question des étrangers voté avec et sur la base du programme de l’extrême droite c’est un précédent depuis la seconde guerre mondiale.
Benjamin Lucas, député écologiste des Yvelines, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
La compromission avec les thèses de la droite et de l’extrême droite est totale. Vous savez, il n’y a pas besoin des voix du Rassemblement national pour en porter la voix. Et, ce soir, à travers cette loi, le projet, les idées, et les mesures. C’est un déshonneur pour cette majorité. C’est pour elle un lâche soulagement.
Boris Vallaud, député des Landes et président du groupe parlementaire socialiste, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
Du vent
En 2017, le Macronisme prétendait incarner la modernité. Il se faisait fort de bâtir un pont entre les gens raisonnables de droite et de gauche. Promis, il serait le point d’équilibre entre ces deux familles devenues obsolètes. À la première, il emprunterait le libéralisme économique. À la seconde, le progressisme sociétal. C’était une révolution, nous affirmait alors Emmanuel Macron. C’est ainsi, d’ailleurs, qu’il avait intitulé son livre-programme.
C’était du vent. Rien que du vent. Le macronisme dérive dans le caniveau de la République. Sans principes, sans valeurs, prêt à s’abandonner à la droite la plus extrême pour survivre jusqu’à la fin du quinquennat. « Mais la loi que nous avons fait voter, c’est ce que veulent les gens », se défend Gérald Darmanin.
Aujourd’hui, le peuple veut surtout des mesures de fermeté. Les mesures de fermeté elles sont nécessaires parce que, vous savez, les gens qui subissent les difficultés, les désordres de la délinquance, ce sont les gens pauvres. Ce sont les gens pauvres qui garent leur voiture devant leur maison, qui n’ont pas des garages, ce sont les gens pauvres qui n’habitent pas les beaux quartiers, qui habitent des quartiers plus difficiles. Et vous savez, ce sont les étrangers parmi ces gens pauvres qui en ont marre de subir une minorité, une minorité agissante qui ruine une réputation, qui crée des discriminations.
Gérald Darmanin, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
Plutôt satisfaits
Les sondages semblent donner raison au ministre de l’Intérieur. Comme, par exemple, cette récente enquête de l’institut Elabe. 70 % des sondés se déclarent plutôt satisfaits par l’adoption de la loi sur l’immigration. Dans ces conditions, pourquoi ne pas demander au peuple s’il est d’accord avec ce programme de droite extrême, sinon d’extrême droite ?
En 2022, en effet, il y a dix-huit mois à peine, c’est justement pour s’opposer à Marine Le Pen que tant de gens ont voté, au second tour, pour Emmanuel Macron. Si le cap a changé, il faut convoquer de nouvelles élections.
Nouvelle donne européenne
Vous avez un président de la République qui a été élu par défaut. Je rappelle les mots qu’il avait prononcés en 2022 alors qu’il était le président le plus mal élu de la 5e République, il avait dit : « Je sais que certains ont voté pour moi pour contrer les idées de l’extrême droite et ce vote m’oblige. » Promesse qui a été oubliée immédiatement et encore plus oubliée en ce moment. Ensuite vous avez une Première ministre qui, elle, n’a jamais demandé la confiance du Parlement ce qui ne se passe dans aucune démocratie. Puis vous avez, 23e 49-3 aujourd’hui, un gouvernement qui ne cesse de gouverner par 49-3, c’est-à-dire en imposant de force les choses. La réalité c’est que vous avez un pouvoir qui ne tient plus sur rien, qui ne tient plus sur un seul fil et qui n’a plus ni de légitimité parlementaire, ni de légitimité populaire. Voilà ce qu’il arrive. Et donc généralement quand en on arrive à des blocages comme ça dans le pays, moi je ne connais qu’une seule solution : le retour aux urnes.
Mathilde Panot, députée du Val-de-Marne et présidente du groupe LFI-Nupes, Assemblée nationale, 19 décembre 2023
L’effondrement moral et politique du macronisme déplace les frontières partisanes. Désormais, il y a ceux qui, de mille manières, sont attachés à la République. Et puis les autres, ceux qui lorgnent vers des solutions autoritaires, façon Italie, Hongrie, Pologne ou dans une moindre mesure Finlande et Slovaquie. C’est la nouvelle donne européenne. Elle vient de s’installer chez nous avant même le terme du mandat présidentiel. Dès lors, pourquoi différer le rendez-vous ? Le pourrissement des institutions démocratiques ne profite qu’à ceux qui en sont les adversaires. Il faut laisser le véritable souverain s’exprimer : le peuple.
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