Ainsi notre bon ministre de la Justice n’avait pas l’intention de commettre un délit. Voilà l’ahurissante motivation que la Cour de justice de la République met en avant pour justifier la relaxe d’Éric Dupond-Moretti. Mercredi 29 novembre, elle a jugé que le délit de prise illégale d’intérêt est constitué. Le ministère public avait même requis, pour cela, un de prison avec sursis.
Mais voilà, le pauvre Moretti ne savait pas que sa décision d’ordonner deux enquêtes administratives contre quatre magistrats qu’il avait vilipendés tandis qu’il portait encore la robe d’avocat entrait en conflit avec sa nouvelle charge de ministre de la Justice. C’est ballot, hein… Voilà plus de trente-cinq ans qu’Éric Dupond-Moretti écume les salles d’audiences et il n’a pas vu plus loin que le bout de son nez. Ébloui par les ors de la place Vendôme, Acquittator est allé tout droit dans le décor.
Endogamie
Quel justiciable peut croire cette fable servie par les douze parlementaires et les trois magistrats professionnels qui composent la Cour ? Comment cette endogamie n’alimenterait-elle pas la défiance grandissante des Français envers leurs institutions ? Quand ce n’est pas le rejet pur et simple et la colère. C’est le sentiment dominant à gauche.
Cette décision est toujours susceptible aux yeux du citoyen d’être entachée d’une forme d’illégitimité aux yeux de la composition, finalement, de l’instance du jugement. Des parlementaires qui jugent un ministre, ça renvoie à l’image de l’entre-soi.
Arthur Delaporte, député PS-Nupes du Calvados, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Il y a toujours le soupçon que finalement la relaxe n’est pas due parce que rien n’a été fait mais la relaxe serait due par des intérêts autres que celui de rendre justice.
Cyrielle Chatelain, députée de l’Isère et présidente du groupe parlementaire écologiste-Nupes, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Arrangements entre amis
Si Cyrielle Chatelain en reste au conditionnel pour évoquer de possibles arrangements entre le ministre et les parlementaires, Ugo Bernalicis, lui, choisit l’attaque frontale.
Maintenant, les questions qui peuvent se poser c’est : quel arrangement ? Quelle a été la monnaie d’échange ? J’avais moi-même émis l’hypothèse, ici, sur le texte de programmation de la justice, est-ce que ce sont les 3 000 places de prison supplémentaires votées par amendement d’Éric Ciotti qui ont fait la bascule dans le vote ? Est-ce qu’il y a des négociations sur la base du texte asile immigration qui nous échapperaient ? Ce sont des parlementaires qui ont pris la décision, ce qui fait que cette juridiction est suspecte par nature, par construction. C’est une forme de gigantesque prise illégale d’intérêt en soi. Chacun y défend ses intérêts particuliers, partisans, propres pour confondre le ministre ou pas.
Ugo Bernalicis, député LFI du Nord, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Des petits arrangements entre amis. Au-delà des supputations politiques, le député insoumis peut-il donner des exemples ? Oui, il le peut.
J’ai des doutes sur tous les parlementaires, évidemment, et notamment ceux des Républicains. Mais notamment ceux de la majorité. Regardez comment une des parlementaires, juge de la Cour de justice de la République, membre du groupe majoritaire, juste avant de juger Éric Dupond-Moretti a rendu un rapport pour le compte du gouvernement sur les pôles spécialisés dans la lutte contre les femmes victimes de violences. Et dans la foulée, elle va juger le ministre qui vient de lui demander de rendre ce rapport. S’il n’y a que moi que ça choque, je ne comprendrais pas.
Ugo Bernalicis, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Obligée politique du ministre
La députée visée s’appelle Émilie Chandler. Avocate de formation, députée Renaissance du Val-d’Oise, elle a rédigé avec la sénatrice centriste Dominique Vérien un rapport sur les violences intrafamiliales. Il n’y a rien à redire sur ce document remis en juin dernier, bien au contraire. Ce rapport a été demandé par la Première ministre le 28 septembre 2022.
Dans la lettre de mission qui désigne la députée, on apprend qu’Émilie Chandler est nommée par décret parlementaire en mission auprès d’Éric Dupond-Moretti. S’il n’y a bien sûr rien d’illégal, chacun conviendra qu’en matière d’indépendance, on peut largement faire mieux. Quand on est l’obligée politique du ministre, il est évident qu’on ne va pas l’accabler.
Tourner la page
Mais du côté du bloc présidentiel, on ne manifeste aucun trouble. On veut surtout tourner la page. Il y a hier et puis aujourd’hui.
Aujourd’hui, la justice est passée, la justice a relaxé Éric Dupond-Moretti. Je pense que le ministre a eu raison, je crois, de se maintenir. Aujourd’hui, c’est son honneur qu’il retrouve, c’est aujourd’hui pour lui évidemment, pour sa famille, pour ses proches, mais aussi également pour les députés de la majorité qui l’ont toujours soutenu dans son combat. Je crois qu’on a, face aux oppositions, des mauvais joueurs, des mauvais joueurs qui, aujourd’hui, ne respectent pas une décision de justice et ça ne fait pas partie de l’honneur de ces députés aujourd’hui qui considèrent que Éric Dupond-Moretti n’a pas de raison légitime d’avoir été relaxé.
Jean Terlier, député Renaissance du Tarn, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Laurent Marcangeli, le président du groupe Horizons, essaie de prendre du recul.
C’est une décision qui a été prise par une juridiction. Je n’ai pas, en tant que député, a y apporter un quelconque jugement, une quelconque appréciation. Il y a un élément beaucoup plus personnel que je me permets aujourd’hui de dire, c’est que je suis content. Je suis content. Nous avons depuis plus de trois ans un garde des Sceaux efficace qui, par les politiques qu’il a menées, a contribué à doter notre justice davantage de moyens, davantage de greffiers, davantage de juges, qui je pense est connecté aux réalités du monde judiciaire qu’il connaît bien. Et je suis satisfait qu’il puisse aujourd’hui poursuivre sa mission.
Laurent Marcangeli, député de Corse-du-Sud et président du groupe Horizons, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Supprimer la Cour de justice de la République
C’est bien connu, on ne commente pas une décision de justice, surtout quand elle vient opportunément retirer une épine du pied de l’exécutif. Mais Laurent Marcangeli se souvient quand même que le président de la République avait promis de supprimer la Cour de justice de la République, comme d’ailleurs son prédécesseur, François Hollande.
Le président de la République avait été élu, je le rappelle, en 2017, avec notamment cette proposition, une réforme de la Constitution était prévue en 2018 mais les équilibres politiques n’ont pas été trouvés. À l’avenir, peut-être que ce sujet peut revenir sur la table, et si tel est le cas, je ferai partie de ceux qui plaideront effectivement pour changer le système.
Laurent Marcangeli, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Politiquement coupable
Du côté des Républicains, on préfère instruire le procès d’Emmanuel Macron plutôt que commenter celui de Dupond-Moretti.
Emmanuel Macron l’avait promis. Emmanuel Macron l’avait proclamé à voix haute en 2017. Je constate qu’il n’en est rien. Six ans après, je constate qu’on est en train de perdre de façon de plus en plus massive des citoyens qui ne croient plus en la France, qui ne croient plus en ses dirigeants, quels qu’ils soient, et qui sont en train de passer de l’autre côté de la raison.
Stéphane Viry, député LR des Vosges, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
L’autre côté de la raison, pour Stéphane Viry, c’est le Rassemblement national.
Moi je ne vais pas commenter une décision de justice. On la respecte. Éric Dupond-Moretti est juridiquement relaxé, mais ce qui intéresse les Français c’est qu’il est aujourd’hui toujours politiquement coupable, politiquement coupable de la situation d’insécurité du pays, du laxisme que nous connaissons dans notre pays.
Thomas Ménagé, député RN du Loiret, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
Juridiquement innocent, mais politiquement coupable. C’est nouveau, ça vient de sortir et surtout, ça permet de réclamer la démission du ministre.
« Insulte » aux Français
L’ensauvagement qui gangrène la société aujourd’hui, la hausse des atteintes aux personnes, l’explosion des violences dont on a vu l’un des dramatiques symboles à Crépol dans la Drôme avec la mort de Thomas, très clairement devrait le conduire, lui-même, à partir et surtout à monsieur Macron de s’en séparer. Malheureusement, il est toujours là et ce sont les Français qui payent son laxisme et aussi ses outrances, puisqu’hier, je le rappelle, il a insulté 13 millions de Français.
Julien Odoul, député RN de l’Yonne, Assemblée nationale, 29 novembre 2023
L’insulte en question, c’est cette tirade :
Votre indécente démagogie fait que vous n’avez pas voulu entendre les mots du grand-père du petit Thomas. Vous préférez en réalité opposer la France rurale et tranquille, catholique et blanche, à la France des cités, la France des Mohammed, des Mouloud et des Rachid. Alors voyez, le ministre de l’Intérieur et votre serviteur, nous faisons en sorte que les trafiquants de drogue, que les criminels qui sont dans les cités soient interpellés et jugés de plus en plus sévèrement. Mais je pense aussi moi aux Français, à nos compatriotes, aux Français de préférence qui vivent dans nos quartiers, dans nos cités, et qui ne méritent pas de lire sur les murs « mort aux arabes ». Nos frères juifs ont peur, nos frères musulmans ont peur aussi. Vos propos sont incendiaires et ils amènent dans la rue des militants de l’ultradroite qui sont bien plus proches de vous que de moi.
Éric Dupond-Moretti, ministre de la Justice, Assemblée nationale, 28 novembre 2023
Bouffonnerie judiciaire
Du coup, les lepénistes, leur présidente en tête, ont quitté l’hémicycle. Marine Le Pen a annoncé qu’elle envisageait de porter les propos du garde des Sceaux devant… la Cour de justice de la République.
Alors, que faire de cette Cour de justice qui ne convainc personne ? La dissoudre comme le réclament les écologistes, les socialistes et les insoumis ? C’est possible, mais il faut réviser la Constitution. En 2019, un projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique prévoyait la suppression de la juridiction. Les ministres poursuivis auraient alors été jugés par la Cour d’appel. Mais ce texte n’a jamais été examiné par le Parlement.
Entre les gilets jaunes et le grand débat, le gouvernement a préféré l’oublier sur une étagère. Résultat, la France patrie de la séparation des pouvoirs depuis Montesquieu, se retrouve aujourd’hui prisonnière d’un mélange des genres qui alimente une fois de plus le refrain du « tous pourris ». Ceux qui se croient tirés d’affaire grâce à cette bouffonnerie judiciaire pourraient s’en mordre les doigts demain. Un vent mauvais souffle sur le pays.
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