C’est du jamais vu. Bien sûr, à la veille du 7 mars, on s’attendait au sempiternel refrain sur les grévistes qui prennent en otage les Français. Mais le discours d’Olivier Véran à l’issue du Conseil des ministres sur les conséquences apocalyptiques de la grève à venir, mercredi 1er mars, échappait à toute cohérence.
Les Françaises et les Français souhaitent être protégés en temps de crise, que leurs enfants puissent aller à l’école et que leurs factures continuent de s’alléger. Aussi, mettre la France à l’arrêt, ce serait alourdir une facture déjà salée. Mettre le pays à l’arrêt c’est prendre le risque d’une catastrophe écologique, agricole, sanitaire, voire humaine, dans quelques mois. Mettre la France à l’arrêt, ce serait négliger la santé de nos enfants. Mettre la France à l’arrêt, ce serait rater le train du futur alors que notre réseau ferroviaire est en train de vieillir à vitesse grand V. Vous l’aurez compris, la France est tout sauf à l’arrêt en ce moment, elle se modernise. Les semaines d’obstruction à l’Assemblée nationale ont autant fait perdre de temps qu’elles ont empêché au véritable débat d’exister. Le Sénat vient de voter le texte des retraites en commission et donne un contre-exemple parfait de ce qui est possible en démocratie. Une France au diapason des débats de l’Assemblée nationale, ce serait l’obstruction de tout au prix de rien.
Olivier Véran, ministre délégué et porte-parole du gouvernement, compte-rendu du Conseil des ministres, 1er mars 2023
Envolées hallucinées
De deux choses l’une. Soit Véran croit vraiment ce qu’il dit et il faut en déduire que l’exécutif est dans un état de panique indescriptible. Soit il ne s’agit que d’un artifice de communication et c’est alors la preuve que le pouvoir a une bien piètre opinion des Français. Peut-il se trouver un citoyen sain d’esprit pour souscrire à cette litanie ? Il ne manque plus que Philippe Martinez dévorant, en compagnie de Jean-Luc Mélenchon, des bébés vivants autour d’un brasero pour que le tableau de l’outrance soit complet.
Comment peut-on opposer les grévistes et les Français ? Le simple fait d’exercer ce droit constitutionnel qu’est la grève entraînerait-il la déchéance de nationalité pour les premiers ? Y aurait-il des bons et des mauvais Français, selon le docteur Véran ? Et dans ce cas, à quoi les reconnaît-on ? Et depuis quand le pouvoir exécutif est-il en droit de porter une appréciation sur le pouvoir législatif et sa façon de conduire ses travaux ? Montesquieu a pourtant écrit quelques pages définitives sur le sujet. Le porte-parole du gouvernement veut-il nous suggérer qu’il faut dissoudre l’Assemblée nationale parce qu’elle n’accepterait plus d’être la chambre d’enregistrement de l’Élysée ? Pas sûr que la prochaine Assemblée, si prochaine il devait y avoir, soit moins turbulente que celle-ci.
Par-delà les envolées hallucinées de Véran, ce changement de ton gouvernemental a une explication. L’exécutif a passé l’étape de l’Assemblée sans trop de dégâts. Il se croit tiré d’affaire. Le tumulte lui a paradoxalement évité de se compter et d’exposer ses faiblesses : l’hostilité d’une partie des députés LR et le subit attrait d’une partie des députés du camp présidentiel pour l’aquaponey, les jours de vote. L’exécutif roule donc les mécaniques. Qui plus est, sur les bancs du Sénat, il n’y a pas d’insoumis. Et par tradition, on n’y goûte guère les esclandres.
PS, PC et EELV mèneront la bataille
Ce qui ne veut pas dire que socialistes, communistes et écologistes ne mèneront pas la bataille. Au contraire :
Nous atteindrons, mes collègues y reviendront, l’article 7. Globalement nous voulons que les vingt articles soient abordés. Le gouvernement a choisi un modèle, un véhicule législatif qui amène à ce qu’il y ait un gong le 12 mars prochain, au soir. Et si le gong tombe, ce sera de la propre responsabilité du gouvernement.
Patrick Kanner, sénateur du Nord et président du groupe Socialiste, écologiste et républicain au Sénat, Public Sénat, 1er mars 2023
Un peu d’explications sur la stratégie retenue. La gauche sénatoriale veut discuter tous les articles afin de mettre en avant la collusion du gouvernement et de la droite. Cependant, elle entend faire traîner les débats juste ce qu’il faut. D’abord pour n’aborder l’article 7 qu’après la journée de mardi 7 mars. Ensuite, pour éviter le vote sur l’ensemble du projet de loi.
Ça risque de coincer
Rappelons-le, le Sénat ne dispose que de onze jours pour examiner le texte. Dans l’hypothèse où la discussion n’irait pas à son terme, on se retrouverait dans une situation absurde. Après la première lecture par les deux assemblées, une commission mixte paritaire composée de sept sénateurs et sept députés a pour mission d’harmoniser le texte amendé par les deux chambres. Mais comment harmoniser un texte qu’aucune des assemblées n’aura voté ? Échec assuré.
Le projet de loi repartirait alors pour une seconde lecture devant les deux chambres, l’Assemblée ayant cette fois le dernier mot. Mais ce scénario a toutes les chances d’être interrompu par le gouvernement. Soit en utilisant l’article 49-3, soit en recourant à des ordonnances. Élisabeth Borne n’entend pas subir un nouveau chemin de croix. La plus importante réforme sociale de ces dernières années se retrouverait alors privée de toute légitimité parlementaire. Le Conseil constitutionnel cautionnera-t-il le procédé ? Un véhicule législatif inapproprié, des débats inachevés, une absence de vote… Et tout ça sur fond de grève générale et de manifestations. Ça risque de coincer, même chez les plus accommodants des sages de la rue Montpensier.
Guerre entre députés et sénateurs LR
À tout cela s’ajoute le risque d’une guerre entre les sénateurs LR et les députés LR. Au Palais du Luxembourg, c’est Bruno Retailleau, le président du groupe LR, qui mène la danse. Le sénateur de Vendée fait monter les enchères. Pour le prix de son soutien et celui de ses amis, il réclame au gouvernement la fin des régimes spéciaux de retraite d’ici 2025.
Les régimes spéciaux, ce sont ceux dont bénéficient, par exemple, les salariés de la RATP, de la Banque de France, de la SNCF… Il y en a trente-sept comme ça, quatre millions et demi de pensionnés et à peu près autant de cotisants. Jusqu’à présent, on appliquait la clause dite du grand-père. Tous les salariés embauchés au statut conservent les avantages de leur régime. Seuls les nouveaux entrants s’alignent sur le régime général. Programmer la disparition des régimes spéciaux dans deux ans, c’est jeter un bidon d’essence sur un début d’incendie. Embrasement général assuré.
Et les exigences de la droite sénatoriale ne s’arrêtent pas là. Cette dernière veut que la Première ministre revienne sur ses concessions à propos des carrières longues. À l’Assemblée, sous la pression du député LR du Lot, Aurélien Pradié, Élisabeth Borne a promis que les salariés ayant débuté à 17 ans pourraient partir en retraite après 43 annuités. Eh bien, les sénateurs de droite et du centre trouvent que ça coûte trop cher. Le gouvernement est coincé. S’il revient sur ses promesses sur les carrières longues, il s’attire les bonnes grâces du Sénat. Mais il perd l’appui des députés Républicains. Et quand le texte reviendra devant l’Assemblée, ce sera le grand détricotage.
Avertissement
Écoutez l’avertissement d’Aurélien Pradié, mardi 28 février sur France Inter.
On doit se souvenir que la seule chambre aujourd’hui parlementaire qui représente le peuple, c’est l’Assemblée nationale. Et j’attire l’attention de tout le monde sur ce petit jeu qui pourrait s’installer selon lequel une chambre pourrait écraser l’autre, au fond que le Sénat pourrait presque se substituer à l’Assemblée nationale. J’ai un immense respect pour les sénateurs. Ils ne représentent pas le peuple, et dans tous les cas le débat devra aussi avoir lieu à l’Assemblée.
Aurélien Pradié, France Inter, 28 février 2023
Le diable se niche toujours dans les détails. Le gouvernement est en train de le vérifier. Les semaines qui viennent n’auront vraiment rien d’un long fleuve tranquille…
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