Cette loi qui pourrait tuer la liberté d’expression

Ségolène Amiot, députée LFI de Loire-Atlantique ©AssembléeNationale

En France, on peut tout dire. Bien sûr, il y a des limites et c’est tant mieux. Le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie et plus généralement tous les propos discriminatoires ou mensongers sont réprimés par la loi. Ce sont les tribunaux qui tranchent et chaque justiciable a tout loisir de s’expliquer et de se défendre. Mais cela pourrait bien changer. Si l’on n’y prend garde, le juge pourrait être dessaisi au profit du policier ou du gendarme. Un policier ou un gendarme qui constaterait le délit et sanctionnerait son auteur. C’est ce que prévoit un texte adopté en Commission mixte paritaire, mardi 26 mars.

Cette commission, composée de 7 sénateurs et de 7 députés avait pour tâche d’harmoniser les versions votées par les sénateurs en juillet de l’année dernière puis les députés, au mois d’octobre, du projet de loi visant à “sécuriser et réguler l’espace numérique”. Demain, mardi 2 avril, le Sénat se prononcera sur cette version de compromis. Et le 10 avril, ce sont les députés qui s’exprimeront. Si les deux chambres entérinent la version de la Commission mixte paritaire, les citoyens seront désormais passibles d’une amende délictuelle forfaitaire de 300 euros dans le cas où leurs propos sur les réseaux sociaux viendraient à constituer un délit d’outrage en ligne.

Délit d’outrage en ligne

Le cyberharcèlement ne fait pas l’objet d’une définition autonome par le code pénal et se trouve couvert par les infractions existantes de harcèlement, harcèlement simple, harcèlement scolaire ou harcèlement de la part du conjoint. Or il s’agit de faits graves passibles de peine lourde qui supposent légitimement la tenue d’un procès et en amont de celui-ci la conduite d’enquêtes parfois longues pour garantir le respect des droits de toutes les parties, le contradictoire, etc. La sanction pénale intervient ainsi plusieurs mois, voire plusieurs années après la commission des faits.

Face à ce constat, le présent amendement propose la création d’un délit d’outrage en ligne inspiré de l’outrage sexiste et sexuel et pouvant faire l’objet d’une sanction immédiate par le biais d’une amende forfaitaire délictuelle.

Loïc Hervé le 4/07/2023

Admirez l’argument. L’administration de la justice, c’est lent et compliqué, alors on va contourner cette étape. Comment ? Eh bien en inventant un nouveau délit qui sera sanctionné par celui qui l’a constaté : le policier ou le gendarme. En l’occurrence ceux de la plateforme Pharos qui dépend de la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité. Cette nouvelle infraction serait ainsi caractérisée.

Elle porterait sur la diffusion par le biais d’une plateforme en ligne, au sens du DSA, de contenu toute nature portant atteinte à la dignité d’une personne ou présentant à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant ou en créant à son encontre une situation intimidante, hostile et offensante. Elle serait passible sous sa forme simple d’une amende de 3750 euros ou du paiement d’une amende forfaitaire délictuelle de 300 euros et sous sa forme aggravée d’une amende de 7500 euros ou du paiement d’une amende forfaitaire délictuelle de 600 euros.

On en conviendra, la définition qui est donnée de l’outrage en ligne reste très vague. On peut y faire entrer à peu près tous les propos échangés lors d’une campagne électorale. Ou même ceux tenus sur un livre, un film, une compétition sportive.

Flou général

Malgré ce flou sur le délit d’outrage, les sénateurs ont voté l’amendement proposé par leur collègue Hervé. En octobre, les députés se sont penchés à leur tour sur le projet de loi “sécuriser et réguler l’espace numérique”. Et ils ont découvert l’amendement de Loïc Hervé, devenu l’article 5 bis du texte. Franc succès…

Pour nous, il y a plusieurs choses qui sont problématiques. La première, qui est effectivement cette notion d’outrage en ligne qui, à notre sens, est déjà largement couvert que ce soit par les violences psychologiques, que ce soit par les injures, par les diffamations, par le harcèlement, par l’outrage sexiste. Il y a largement de quoi faire dans notre arsenal judiciaire. Ca c’est une première chose.

La seconde chose c’est que cet article introduit pour ce délit spécifique une amende forfaitaire délictuelle. Amende forfaitaire délictuelle, AFD, que nous dénonçons déjà et que nous avons déjà dénoncé sur d’autres textes et qui nous paraît, dans ce cas précis, extrêmement dommageable puisqu’il ne s’agit plus du coup d’un juge qui décide de si le propos tenu est un outrage ou non mais bien de la police qui décide si, oui ou non, vous aurez une amende et si ce sera inscrit à votre casier.

Ségolène Amiot le 11/10/2023

Nous avons vu l’an passé des personnes ont été convoquées au poste de police pour avoir écrit “Macron démission” sur Twitter. Avec cette généralisation pour de l’humour, pour des critiques ou des avis, une amende pourrait être prononcée sans même passer par un juge. C’est un pouvoir bien trop grand de censure mais aussi d’intimidation dont l’administration pourrait abuser. Nous sommes déjà dotés d’un arsenal de lutte contre l’outrage en ligne conséquent et il serait redondant voire abusif d’en rajouter dans ce texte.

Lisa Belluco le 11/10/2023

De nombreuses organisations syndicales et associations de défense des droits de l’homme, comme le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France, la Ligue des droits de l’homme, Médecins du monde et j’en passe, demandent la suppression de cette procédure qui est inéquitable et arbitraire qui s’apparente à une peine automatique sans recours effectif au juge, sans accès à la défense, qui crée un profond sentiment d’injustice chez les personnes ainsi réprimées.

Soumya Bourouaha le 11/10/2023

Aujourd’hui, l’amende forfaitaire délictuelle est principalement utilisée pour sanctionner les délits routiers : un défaut de permis de conduire ou un défaut d’assurance du véhicule. Il s’agit d’un délit dont l’appréciation ne pose pas de problème. Il ne réclame aucune interprétation de la part du policier ou du gendarme qui le constate. Soit on est titulaire du permis, soit on ne l’est pas. Soit le véhicule est assuré, soit il ne l’est pas.

Si le 10 avril, les députés valident le texte qui leur est soumis, la liberté d’expression va sérieusement reculer. De bonnes âmes comptent sur le Conseil constitutionnel pour assurer le service après-vente. La haute juridiction pourrait considérer que délit d’outrage en ligne ne peut être établi sans l’intervention du juge.

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