C’est la faute de son cabinet. Elle n’était au courant de rien ou presque. Voilà en gros la ligne de défense adoptée par Marlène Schiappa, mercredi 14 juin, devant la commission d’enquête parlementaire du Sénat. Au cœur de ces trois heures d’échanges soutenus, le fonds Marianne. Un fonds lancé le 20 avril 2021 par Marlène Schiappa, alors ministre déléguée à la citoyenneté auprès du ministre de l’intérieur.
Je suis heureuse de pouvoir répondre pour la première fois à un certain nombre de questions particulières en dehors du bruit, ou des commentaires, ou des supputations.
Marlène Schiappa, secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale et solidaire et de la Vie associative, Sénat, 14 juin 2023
Utilisation douteuse des sommes
Six mois après l’assassinat du professeur Samuel Paty par un terroriste islamiste, il s’agissait de financer des associations luttant contre l’islam radical sur les réseaux sociaux. Un combat républicain auquel a été consacrée une enveloppe de 2,5 millions d’euros. Il y a trois mois, plusieurs médias ont apporté des informations laissant apparaître une utilisation douteuse des sommes distribuées. Une enquête a été ouverte par l’Inspection générale de l’administration. De son côté, le Parquet national financier s’est saisi de l’affaire. Enfin, les sénateurs ont constitué une commission d’enquête parlementaire.
C’est devant cette dernière que comparaissait, mercredi 14 juin, Marlène Schiappa. Une association est particulièrement dans le viseur. L’Union des sociétés d’éducation physique et de préparation militaire (USEPPM) fondée il y a plus d’un siècle. Avec 355 000 euros prévus, c’est elle qui a décroché le plus gros financement, bien qu’elle ait été en demi-sommeil ces dernières années. Les trois quarts des sommes déjà touchées par l’association, un peu plus de 250 000 euros, ont servi à payer les salaires d’un de ses administrateurs, l’essayiste Mohamed Sifaoui.
Six rendez-vous
La Commission d’enquête devait entendre ce dernier, mardi 13 juin, mais à la même heure la police perquisitionnait son domicile. On ne saurait avoir meilleure excuse pour être absent. La question est donc de savoir quel rôle a joué Marlène Schiappa dans l’octroi de cette subvention. À l’entendre, elle a suivi ce dossier de très loin.
Il y a un comité de sélection qui est mis en place avec des membres de l’administration et des membres de mon cabinet. Moi je n’interviens pas personnellement. Je ne suis pas dans le comité de sélection. Il n’est pas du rôle du ministre de faire de l’ingénierie, d’ouvrir le capot pour regarder l’ensemble des dossiers.
Marlène Schiappa, Sénat, 14 juin 2023
Le problème, c’est que Mohamed Sifaoui a eu plusieurs contacts avec le cabinet de Schiappa avant même la création du fonds Marianne. Six rendez-vous entre mars et avril 2021. C’est ce que rappelle le sénateur Claude Raynal à la ministre.
« Je ne sais pas »
Monsieur Sifaoui, selon le rapport de l’IGA, a affirmé qu’il y a eu six réunions entre lui et votre cabinet en mars et avril 2021. Ce n’est pas une rencontre. Ce n’est pas deux rencontres. C’est six rencontres. Quelles étaient donc les réunions en question et sur quoi portaient les discussions ?
Claude Raynal, sénateur PS de Haute-Garonne et président de la commission d’enquête sur le fonds Marianne, Sénat, 14 juin 2023
Réponse de Schiappa.
Je ne sais pas, monsieur le président. Je ne sais pas ce qu’il se dit entre mon cabinet et monsieur Sifaoui. Je ne peux qu’imaginer qu’ils parlent de lutte contre l’islamisme, contre le cyber islamisme, que monsieur Sifaoui, peut-être, fait part des projets.
Marlène Schiappa, Sénat, 14 juin 2023
Reporting
Claude Raynal s’agace.
Il est difficile d’imaginer qu’un ministre et son cabinet ne fonctionnent pas totalement en totale, comment dire, confiance, et en totale transmission. Je ne peux pas imaginer un directeur de cabinet ou un conseiller spécial de votre cabinet chargé de ces questions, avancer dans le cadre de six réunions, si elles ont eu lieu les six, puisque pour l’instant on n’a pas de confirmation de votre part, mais si elles ont eu lieu, ne pas avancer sans vous faire un reporting.
Claude Raynal, Sénat, 14 juin 2023
Schiappa persiste.
Moi en tout cas, peut-être que c’est une erreur, mais en tout cas c’est comme ça que je fonctionne. Je ne vais pas, par exemple, regarder les agendas des membres de mon cabinet et je ne leur demande pas quotidiennement qui ils ont reçu ou avec qui ils ont échangé.
Marlène Schiappa, Sénat, 14 juin 2023
Victime de sa délicatesse
C’était donc ça. La ministre ne voulait pas violer l’emploi du temps de ses collaborateurs. Elle a été victime de sa délicatesse. L’ennui, c’est que Marlène Schiappa a quand même mis les mains dans le cambouis. Le 6 avril 2021, un mail d’un collaborateur du cabinet informe la ministre que Mohamed Sifaoui demande 300 000 euros. On est quatorze jours avant le lancement du fonds Marianne. Par définition, aucun dossier de candidature n’a été déposé. La ministre répond à son collaborateur.
Mon point de vue, je l’ai donné à mon cabinet par écrit et j’ai dit que pour moi 300 000 euros c’était une somme énorme, de surcroît si l’État était le seul financeur.
Marlène Schiappa, Sénat, 14 juin 2023
Pour la commission d’enquête, cette réponse de Marlène Schiappa prouve bien que la décision d’accorder une subvention à Mohamed Sifaoui a été prise en amont, avant la création du Fonds Marianne et les premières réunions de son comité de sélection des projets.
Bricolage
Le cabinet vous a questionné sur un montant de subventions à cette association, l’USEPPM, avant même que tout dossier soit déposé. Et votre cabinet vous interroge sur un montant qui pourrait être affecté à l’USEPPM de 300 000 euros, auquel vous répondez, c’est votre mail : « c’est énormissime », mais la demande en réel elle arrive après. Ce qui tend tout simplement à dire qu’il y a eu une décision préalable de votre cabinet de soutenir cette association avant même de recevoir quelque dossier que ce soit.
Claude Raynal, Sénat, 14 juin 2023
Un peu plus loin dans l’échange, on va apprendre que le comité de sélection n’a établi aucune grille de critères pour départager les projets. Il n’y a aucun compte rendu. Le délai de dépôt des dossiers a été ramené de trois mois à trois semaines. Bref, on est en plein bricolage. Mais de tout cela, la ministre affirme ne pas être au courant. Au point que le sénateur Jean-François Husson sort de ses gonds :
Excusez-moi mais c’est assez extraordinaire ce que vous dites. Vous êtes en train de nous dire qu’avec trois membres de votre cabinet vous n’êtes au courant de rien sur, comment dirais-je, une séquence de trois semaines d’un fonds Marianne dont vous déclarez l’urgence à agir. Je tire simplement un enseignement de la réalité de faits et d’actes qui sont reportés et rapportés.
Jean-François Husson, sénateur LR de la Meurthe-et-Moselle et rapporteur de la commission d’enquête sur le fonds Marianne, Sénat, 14 juin 2023
En difficulté
Les sénateurs vont quand même réussir à mettre en difficulté la ministre. Le comité de sélection du fonds Marianne avait décidé d’accorder une subvention de 100 000 euros à SOS Racisme, mais Marlène Schiappa a bloqué la subvention après coup. Preuve, donc, qu’elle suivait les travaux du fonds Marianne de très près.
Je n’ai pas supprimé de subventions à SOS Racisme. Je rappelle qu’on est sur un appel à projet, on ne parle pas de financement ni de fonctionnement pour les associations. Donc je n’enlève pas de l’argent à SOS Racisme dont ils bénéficieraient chaque année.
Vous n’attribuez pas ? En droit vous avez raison, c’est subtil comme réponse.
Je pense que le droit emporte, monsieur le président, d’une part, et d’autre part au-delà du droit…
Mais la réalité est aussi là : vous n’attribuez pas 100 000 euros qui avaient été sélectionnés.
Marlène Schiappa, Sénat, 14 juin 2023
« Instrumentalise la mémoire d’un professeur assassiné »
Voilà pour l’essentiel des faits. La question est maintenant de savoir si Marlène Schiappa peut rester au gouvernement. Mardi 13 juin, à l’Assemblée, les avis s’organisaient selon les clivages politiques.
Dans un gouvernement, une mise en cause, mise en examen ou autre doit amener à une démission parce que les personnes sont en situation de complicité, en situation de tutoyer le ministre le garde des Sceaux. Ce n’est pas le cas d’un parlementaire.
Julien Bayou, député écologiste-Nupes de Paris, Palais Bourbon, 13 juin 2023
Cyrielle Chatelain se montre encore plus sévère :
On a une ministre qui instrumentalise la mémoire d’un professeur assassiné pour financer des amis politiques et maintenant on découvre d’ailleurs pour baisser les subventions de personnes comme elle considère… en tout cas avec lesquelles elle semble avoir une inimitié. Donc bien sûr que c’est un sujet politique. Marlène Schiappa devrait d’elle-même démissionner.
Cyrielle Chatelain, députée de l’Isère et présidente du groupe parlementaire écologiste-Nupes, Palais Bourbon, 13 juin 2023
« Problème de crédibilité »
Du côté de LFI et du parti socialiste, on est sur la même ligne.
Je ne peux pas croire qu’un fonctionnaire ou un haut-fonctionnaire soit seul à prendre des décisions et que donc oui la place de madame Schiappa est remise en cause d’autant plus dans un moment où les révélations s’enchaînent les unes après les autres.
Mathilde Panot, députée du Val-de-Marne et présidente du groupe LFI-Nupes, Palais Bourbon, 13 juin 2023
Il y a un problème de crédibilité de l’action gouvernementale qui se pose. Il y a un problème finalement d’image que renvoie aujourd’hui la ministre.
Arthur Delaporte, député PS-Nupes du Calvados, Palais Bourbon, 13 juin 2023
« Pas d’embarras »
Au sein du bloc présidentiel, c’est une tout autre musique qui se joue.
Il n’y a pas d’embarras de la part de la majorité. Je crois que c’est au gouvernement, au président de la République de tirer les conséquences s’il y en a. Mais aujourd’hui Marlène Schiappa c’est une ministre au travail qui est soutenue par la majorité.
Pieyre-Alexandre Anglade, député Renaissance des Français établis hors de France, Palais Bourbon
Il n’y a pas d’embarras ? C’est à voir.
Je ne me prononce pas là-dessus. C’est ce genre de sujet où je n’ai pas envie de donner d’avis. Non, non… Je n’ai pas assez d’éléments.
Jean-Paul Mattei, député des Pyrénées-Atlantiques et président du groupe MoDem, Palais Bourbon
Ça ne relève pas du président du groupe Horizons, ça relève de la confiance que le président et la Première ministre portent à Marlène Schiappa. Et pour l’affaire en elle-même il y a la justice qui est dessus.
Laurent Marcangeli, député de Corse-du-Sud et président du groupe Horizons, Palais Bourbon
Gêne chez LR
Du côté de LR, on se montre gêné. Mais pas pour les mêmes raisons différentes de celles du camp présidentiel. Le scandale du fonds Marianne porte un coup au combat de la droite contre les séparatismes. L’ombre du Printemps républicain n’est pas loin. La prudence s’impose.
Non. Je ne peux pas parler devant la caméra, j’ai oublié ma cravate.
Fabien Di Filippo, député LR de Marseille, Assemblée nationale
Laissons, là aussi, la justice et la police faire leur travail.
Patrick Hetzel, député LR du Bas-Rhin, Assemblée nationale
Certaine délectation du RN
En revanche, à droite de la droite, c’est avec une certaine délectation qu’on flingue Marlène Schiappa.
Je pense que le scandale est très grave et j’attends maintenant des explications, à tout le moins. Et probablement une démission. Elle est prise la main dans le sac.
Nicolas Dupont-Aignan, député de l’Essonne et président de Debout la France, Assemblée nationale
En tout cas je pense que madame Schiappa devrait elle-même se demander si elle a toujours sa place. Après c’est une question d’intégrité et de conscience, ça ne je ne peux pas savoir ce qu’elle a dans la tête.
Laurent Jacobelli, député RN de Moselle, Assemblée nationale
Après les photos dans Playboy qui avaient fortement irrité l’Élysée, et maintenant le déballage autour du fonds Marianne, l’avenir ministériel de Marlène Schiappa est compromis. C’est un euphémisme que de le dire. La question est de savoir si son exfiltration peut attendre un éventuel remaniement – annoncé pour les prochaines semaines – ou s’il faut appuyer sur le siège éjectable avant. À moins, tout simplement, qu’Emmanuel Macron n’accélère le remaniement en question pour se séparer de ce boulet. Cela resterait comme la plus grande contribution de Marlène Schiappa à l’histoire politique de notre pays.